Chronique

Un genre de résurrection

Julie Carrier m’a écrit une belle lettre à la main, deux pages et demie sur des feuilles lignées, ça m’a rappelé l’école.

La lettre commence comme suit : « J’ai 33 ans et je suis bipolaire. »

Elle me raconte qu’un intervenant lui a expliqué qu’il fallait plutôt dire « je souffre d’un trouble bipolaire ». Elle n’est pas d’accord. « Non, je suis bipolaire, je le suis jusqu’au fond de mes tripes. Tous les jours, je le sais, je le sens, je l’incarne. »

Ça ne paraît pas.

Je l’ai rencontrée chez elle, un beau condo au centre-ville, elle revenait du boulot. Elle m’a offert le thé. Elle m’a raconté sa vie, les détours qu’elle a dû prendre pour arriver à ce moment précis, où elle regarde derrière avec courage et devant, avec espoir. « Là, je me sens vraiment bien. »

Elle revient de loin, quelque chose qui ressemble à un chemin de croix.

La première fois qu’elle a été confrontée à la maladie mentale, c’était celle de sa mère, qui a sombré quand son père est parti de la maison. Julie avait 9 ans. « Je suis devenue responsable très jeune, je me suis occupée d’elle. Il n’y avait rien dans le frigo, les lumières étaient toujours éteintes. Ça devient ta vie, tu fais face. »

Jusqu’à ce qu’elle perde pied, elle aussi. À 16 ans. « C’est sournois quand ça t’arrive. T’es triste, t’as plus le goût de rien, on dirait que tout devient une montagne. Je faisais du ballet jazz depuis quatre ans, ça ne me tentait plus. J’ai commencé à m’isoler de mes amis, je regardais à terre quand je marchais… »

Sa prof de ballet jazz était aussi psychologue. « Je vais toujours me rappeler de ce moment-là. Elle m’a fait venir dans un local, elle s’est assise devant moi, sans rien dire, pendant 10 minutes, peut-être 15. Puis, elle m’a posé une seule question : “Est-ce que tu veux mourir ?” Je me suis demandé : “Comment ça, elle sait ça ?” »

La prof a appelé le père qui a appelé une tante psychiatre qui a appelé un collègue.

« Si j’avais dû attendre six mois, comme c’est souvent le cas dans notre système de santé actuel, je serais morte. » Elle a déménagé chez son père, est restée à la maison pendant trois mois, sous supervision constante. « Si je restais seule pendant 30 minutes, je commençais à fouiller dans les couteaux, dans la pharmacie… »

Elle a remonté la pente, tranquillement, jusqu’à ce jour d’hiver 1998. « J’avais une prise de sang le matin, je suis arrivée à l’hôpital avec mes valises. J’ai dit à l’infirmière : “Je ne vais pas bien, ça va péter.” »

L’infirmière lui a dit d’aller se reposer à la maison.

Ça a pété. « J’attendais ma mère dans l’auto, elle était partie faire une petite commission. J’ai vu les clés dans le contact. Je suis partie avec l’auto, je n’avais même pas mon permis. J’ai pensé aller chez mon chum, à Lévis. Quand je suis arrivée devant sa maison, j’ai décidé d’aller plutôt à Saint-Gilles, chez une tante. »

Elle s’est rendue comme ça jusqu’à Black Lake, a volé de l’essence en chemin, s’est retrouvée enlisée dans la neige. Elle a finalement eu l’idée d’appeler chez son chum, il n’était pas là, il était en train de la chercher partout. Le frère a répondu.

— T’es où, Julie ?

— Je m’en viens.

Le frère a raccroché, Julie est remontée dans l’auto, a rebroussé chemin la pédale dans le tapis. « Je roulais à 140-150 km/h. J’aurais pu me tuer ou tuer quelqu’un… Je me suis arrêtée dans une station-service sur le boulevard Laurier, j’ai appelé mon père. Il a dit : “Ne bouge pas”, il est arrivé avec mes valises. »

Les mêmes qu’elle avait apportées à l’hôpital le matin.

Elle a passé trois semaines à l’hôpital, a remonté la pente, une fois encore. « Entre 18 et 28 ans, je ne prenais plus aucune médication. Je suis allée à l’université, j’ai fait deux ans et demi du bac en éducation, j’ai fait un bac en relations industrielles. J’avais une vie normale, j’étudiais à temps plein, je travaillais, je voyageais avec mon chum. »

Elle a été embauchée au ministère de la Sécurité publique. Après six mois, elle a reconnu les symptômes qu’elle avait ressentis à 16 ans.

Dans sa lettre, elle écrit : « Je voulais mourir, encore plus que d’habitude. » Cette phrase-là m’a marquée, comme si elle avait écrit : « J’avais mal au dos, plus que d’habitude. »

Comme une maladie chronique de l’âme.

Son amoureux l’a ramassée à la petite cuillère, comme il l’avait fait 10 ans auparavant. « Il a été parfait, il a agi comme il fallait, il me faisait à manger. Il a vraiment été courageux dans tout ça. Il était certain que j’allais m’en sortir, même quand je n’y croyais plus. » Jusqu’au jour où il lui a dit : « Je ne sais plus quoi faire, tes yeux sont tellement noirs. »

Elle s’est rendue à l’hôpital pour y être soignée. « Le hic, c’est qu’en temps de crise et de profonde détresse intérieure, je suis capable de rester calme, claire et consciente de mon état. Ça m’a toujours nui. » De retour chez elle, elle a appelé au service de consultation externe de psychiatrie.

« Ils n’en revenaient pas qu’ils m’aient laissée partir. Ils ont rappelé à l’urgence, leur ont dit de m’attendre. À mon arrivée, mon dossier était sorti, mon bracelet était prêt. J’étais coupée de tout, il n’y avait plus rien d’important, même pas mon chum… »

— Julie Carrier

Elle a remonté la pente, encore.

Elle a surtout cherché pourquoi elle s’était retrouvée tout en bas. « J’ai réalisé que les périodes où j’ai été le plus heureuse, c’est quand je travaillais dans la restauration… » Elle a démissionné du Ministère, a vu une annonce pour un nouveau restaurant, on embauchait des serveurs.

Elle y travaille en octobre 2014. « Je suis arrivée en me disant que c’était une nouvelle vie. Je suis heureuse, le contact avec les gens me nourrit. Quand tu sors d’une dépression, c’est certain que tu apprécies plus tout. Tu capotes sur la vie ! Il y a des choses à apprendre de ça, il faut être en accord avec soi-même. »

La voilà au diapason.

En m’écrivant son histoire, Julie a voulu briser le stigmate de la maladie mentale et, surtout, exposer les ratés du système. « Les idées suicidaires sont des symptômes et le suicide, la finalité de ces symptômes non traités. En tant que société, si on prenait tout ça au sérieux, on éviterait peut-être les trois suicides par jour au Québec. »

Pour ressusciter comme Julie, il faut d’abord ne pas mourir.

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